Je l’appelle la Des Carrières. Par erreur, par ignorance, par paresse. La première fois que je l’ai empruntée c’est que j’étais dans la lune. Je sais, c’est plutôt déconseillé d’être dans la lune quand on pédale en ville. Même très fortement déconseillé. Mais il y a des moments où c'est tellement méditatif, tellement zen de pédaler... Bref, je roulais en direction sud, sur Boyer, et je suis passée tout droit à St-Zotique, où j’aurais dû tourner vers l’est. Voilà que je me retrouve sur la rue Des Carrières. Je n’avais pas non plus vu le petit détour dans le parc Des Carrières, soit juste au nord de Des Carrières, côté est de Boyer, qui m’aurait fait continuer mon chemin sur Christophe-Colomb direction sud, jusqu’au parc Laurier. Me voilà donc sur Des Carrières, le nez face à une clôture du plus pur style Frost, et je vois une bicyclette emprunter un petit couloir qui s’engouffre le long de la voie ferrée en direction est. Je file à sa suite.
Wow. L’impression de rouler au-dessus de la ville – on file sur des viaducs qui enjambent des rues telles que Papineau et Delorimier - et par moments, on se sent transporté, complètement ailleurs, là où les clôtures sont recouvertes de lierres, là où les immenses murs de ciment, le derrière d'usines qui bordent la piste, sont transformés en vastes fresques de graffitis où des gangs rivales se tiennent probablement des conversations que je ne saurais déchiffrer. Un long sentier où il n’y a que quelques joggeurs et cyclistes. Un oasis. On croit rêver.
Me voilà qui descend vers l'est, et aucune idée où j’aboutirai. Après à peine quelques minutes, je me retrouve coin Masson et Iberville, avec l’envie de reprendre la piste en sens inverse et de recommencer. Manque de temps, je passe mon tour ce jour là. Je rejoins la piste cyclable Molson, qui elle m'amène à la Rachel.
Depuis cette découverte fortuite, j'emprunte plusieurs fois par mois cette piste cyclable qui va de Clark, à son extrémité ouest, jusqu'à Masson à son extrémité est, en longeant la voie ferrée du Canadien Pacifique, tout du long de la rue Des Carrières, puis de la rue Dandurand. Chaque fois, je trouve que ça va trop vite, que c'est trop court. J'en reprendrais encore, j'en redemande. Bien entendu, le rapport qu'on a à un lieu est hautement subjectif. Pour d'autres, cette piste est peut-être la plus sinistre de Montréal. Mais pour moi, c'est chaque fois l'impression de sortir de la 'grille' des rues montréalaises.
Pendant des années, on roule en voiture dans une ville qu'on croit bien connaître, sinon toute la ville, à coup sûr certains quartiers. Et puis, la conduite automobile, c'est une pensée à angle droit, une pensée rectiligne. Le plus court chemin ne répond pas aux mêmes impératifs que le vélo, c'est certain, parce que quand on est autopropulsé, la logique est forcément, pour ne pas dire férocement, différente.
En vélo, plus souvent qu'en voiture, on fait des trajets parsemés de diagonales. Et dans cette logique de diagonales, la piste Des Carrières est une belle oblique dans le quadrillé des rues du Plateau et de Rosemont, oblique à laquelle s'ajoutent toutes les autres diagonales improvisées, celles qu'on fait quand on coupe par un parc, un stationnement, une ruelle.
Quand on se déplace exclusivement en transports en commun, et que l'on accède à la ville par les sorties de métro, on a une sorte de connaissance de la ville qui est fragmentaire, comme si on vivait dans une vaste termitière. On connaît les quartiers autour de ces points nodales, mais on ne fait pas nécessairement tous les liens entre tous ces endroits. Un peu ce qu'illustre si bien les chroniques Métro roulette.
Pour l'automobiliste, c'est presque le contraire, on connaît tous les trajets, et ce qui se trouve sur ces trajectoires, mais des grands pans de la ville nous sont inconnus. Comme un grand gruyère plein de trous. Dans tous les cas, notre image mentale de la ville est toujours tributaire de notre mode de préhension. Et chacun de ces modes a son propre réseau de trajets, et sa propre échelle.
Arpenter la ville en vélo, pour moi, c'est de relier tout ça. C'est de redessiner toutes ces images mentales que j'avais de la ville, remplir les trous, redessiner les trajets, réécrire la ville. C'est de sentir physiquement les distances, de comprendre les rapports entre les différents quartiers, leurs voisinages ou leurs cloisonnements, selon le cas. C'est une connaissance, comment dire, plus organique de la ville. Et à la préhension physique, géographique, se superpose l'épaisseur du temps, l'histoire. Cette rue Des Carrières par exemple, de par son simple nom nous rappelle l'époque où ce secteur de la ville exploitait des carrières. Une époque où la rue Des Carrières était 'en dehors' de la ville. Et la présence imposante de l'incinérateur de la Ville de Montréal, lui aussi témoin d'une autre époque.
Au sujet de l'art de se perdre : A field guide to getting lost par Rebecca Solnit. (Elle a aussi écrit en français L'art de marcher.) Tout à la fois essai autobiographique, essai philosophique, et histoire de l'art et de la culture. Un traité sur l'art de découvrir ce qu'il y a de l'autre côté du familier et du connu.
Sur la stratégie de la diagonale ou de l'oblique : les indispensables Stratégies obliques de Brian Eno et Peter Schimdt. Pour tout ceux et celles qui ont à être créatifs dans leur travail ou dans leur vie, et quelque soit la nature du travail, ou du problème à régler : un simple jeu de cartes qui existe en version Widget pour Mac, ou en format liste sur internet, en français et en anglais, et dans quatre éditions différentes. Ces stratégies obliques, sont autant de phrases, idées, consignes, des pistes de solutions, des portes de sortie pour toutes nos impasses mentales, nos cul-de-sac créatifs, nos résolutions de problèmes qui tournent en queue de poisson. Et à chacun d'ajouter ses propres cartes au jeu.
Wow. L’impression de rouler au-dessus de la ville – on file sur des viaducs qui enjambent des rues telles que Papineau et Delorimier - et par moments, on se sent transporté, complètement ailleurs, là où les clôtures sont recouvertes de lierres, là où les immenses murs de ciment, le derrière d'usines qui bordent la piste, sont transformés en vastes fresques de graffitis où des gangs rivales se tiennent probablement des conversations que je ne saurais déchiffrer. Un long sentier où il n’y a que quelques joggeurs et cyclistes. Un oasis. On croit rêver.
Me voilà qui descend vers l'est, et aucune idée où j’aboutirai. Après à peine quelques minutes, je me retrouve coin Masson et Iberville, avec l’envie de reprendre la piste en sens inverse et de recommencer. Manque de temps, je passe mon tour ce jour là. Je rejoins la piste cyclable Molson, qui elle m'amène à la Rachel.
Depuis cette découverte fortuite, j'emprunte plusieurs fois par mois cette piste cyclable qui va de Clark, à son extrémité ouest, jusqu'à Masson à son extrémité est, en longeant la voie ferrée du Canadien Pacifique, tout du long de la rue Des Carrières, puis de la rue Dandurand. Chaque fois, je trouve que ça va trop vite, que c'est trop court. J'en reprendrais encore, j'en redemande. Bien entendu, le rapport qu'on a à un lieu est hautement subjectif. Pour d'autres, cette piste est peut-être la plus sinistre de Montréal. Mais pour moi, c'est chaque fois l'impression de sortir de la 'grille' des rues montréalaises.
Pendant des années, on roule en voiture dans une ville qu'on croit bien connaître, sinon toute la ville, à coup sûr certains quartiers. Et puis, la conduite automobile, c'est une pensée à angle droit, une pensée rectiligne. Le plus court chemin ne répond pas aux mêmes impératifs que le vélo, c'est certain, parce que quand on est autopropulsé, la logique est forcément, pour ne pas dire férocement, différente.
En vélo, plus souvent qu'en voiture, on fait des trajets parsemés de diagonales. Et dans cette logique de diagonales, la piste Des Carrières est une belle oblique dans le quadrillé des rues du Plateau et de Rosemont, oblique à laquelle s'ajoutent toutes les autres diagonales improvisées, celles qu'on fait quand on coupe par un parc, un stationnement, une ruelle.
Quand on se déplace exclusivement en transports en commun, et que l'on accède à la ville par les sorties de métro, on a une sorte de connaissance de la ville qui est fragmentaire, comme si on vivait dans une vaste termitière. On connaît les quartiers autour de ces points nodales, mais on ne fait pas nécessairement tous les liens entre tous ces endroits. Un peu ce qu'illustre si bien les chroniques Métro roulette.
Pour l'automobiliste, c'est presque le contraire, on connaît tous les trajets, et ce qui se trouve sur ces trajectoires, mais des grands pans de la ville nous sont inconnus. Comme un grand gruyère plein de trous. Dans tous les cas, notre image mentale de la ville est toujours tributaire de notre mode de préhension. Et chacun de ces modes a son propre réseau de trajets, et sa propre échelle.
Arpenter la ville en vélo, pour moi, c'est de relier tout ça. C'est de redessiner toutes ces images mentales que j'avais de la ville, remplir les trous, redessiner les trajets, réécrire la ville. C'est de sentir physiquement les distances, de comprendre les rapports entre les différents quartiers, leurs voisinages ou leurs cloisonnements, selon le cas. C'est une connaissance, comment dire, plus organique de la ville. Et à la préhension physique, géographique, se superpose l'épaisseur du temps, l'histoire. Cette rue Des Carrières par exemple, de par son simple nom nous rappelle l'époque où ce secteur de la ville exploitait des carrières. Une époque où la rue Des Carrières était 'en dehors' de la ville. Et la présence imposante de l'incinérateur de la Ville de Montréal, lui aussi témoin d'une autre époque.
Au sujet de l'art de se perdre : A field guide to getting lost par Rebecca Solnit. (Elle a aussi écrit en français L'art de marcher.) Tout à la fois essai autobiographique, essai philosophique, et histoire de l'art et de la culture. Un traité sur l'art de découvrir ce qu'il y a de l'autre côté du familier et du connu.
Sur la stratégie de la diagonale ou de l'oblique : les indispensables Stratégies obliques de Brian Eno et Peter Schimdt. Pour tout ceux et celles qui ont à être créatifs dans leur travail ou dans leur vie, et quelque soit la nature du travail, ou du problème à régler : un simple jeu de cartes qui existe en version Widget pour Mac, ou en format liste sur internet, en français et en anglais, et dans quatre éditions différentes. Ces stratégies obliques, sont autant de phrases, idées, consignes, des pistes de solutions, des portes de sortie pour toutes nos impasses mentales, nos cul-de-sac créatifs, nos résolutions de problèmes qui tournent en queue de poisson. Et à chacun d'ajouter ses propres cartes au jeu.
Crédit photographique : Incinérateur du nord, à l'arrière des écuries, au 1500 rue des Carrières, 1930. VM94,Z90-3. Source : Archives de la Ville de Montréal sur Flickr.
1 commentaire:
Ce passage urbain m'avait inspiré un billet et surtout, fait penser aux toiles d'Antoine Claes.
Superbe texte, Suzanne!
Ces passages presque secrets que la ville peut nous offrir lorsqu'on se déplace en vélo, sont autant de cadeaux précieux que de havres de paix.
Contre jour sur piste
Enregistrer un commentaire