
Wow. L’impression de rouler au-dessus de la ville – on file sur des viaducs qui enjambent des rues telles que Papineau et Delorimier - et par moments, on se sent transporté, complètement ailleurs, là où les clôtures sont recouvertes de lierres, là où les immenses murs de ciment, le derrière d'usines qui bordent la piste, sont transformés en vastes fresques de graffitis où des gangs rivales se tiennent probablement des conversations que je ne saurais déchiffrer. Un long sentier où il n’y a que quelques joggeurs et cyclistes. Un oasis. On croit rêver.
Me voilà qui descend vers l'est, et aucune idée où j’aboutirai. Après à peine quelques minutes, je me retrouve coin Masson et Iberville, avec l’envie de reprendre la piste en sens inverse et de recommencer. Manque de temps, je passe mon tour ce jour là. Je rejoins la piste cyclable Molson, qui elle m'amène à la Rachel.
Depuis cette découverte fortuite, j'emprunte plusieurs fois par mois cette piste cyclable qui va de Clark, à son extrémité ouest, jusqu'à Masson à son extrémité est, en longeant la voie ferrée du Canadien Pacifique, tout du long de la rue Des Carrières, puis de la rue Dandurand. Chaque fois, je trouve que ça va trop vite, que c'est trop court. J'en reprendrais encore, j'en redemande. Bien entendu, le rapport qu'on a à un lieu est hautement subjectif. Pour d'autres, cette piste est peut-être la plus sinistre de Montréal. Mais pour moi, c'est chaque fois l'impression de sortir de la 'grille' des rues montréalaises.
Pendant des années, on roule en voiture dans une ville qu'on croit bien connaître, sinon toute la ville, à coup sûr certains quartiers. Et puis, la conduite automobile, c'est une pensée à angle droit, une pensée rectiligne. Le plus court chemin ne répond pas aux mêmes impératifs que le vélo, c'est certain, parce que quand on est autopropulsé, la logique est forcément, pour ne pas dire férocement, différente.

Quand on se déplace exclusivement en transports en commun, et que l'on accède à la ville par les sorties de métro, on a une sorte de connaissance de la ville qui est fragmentaire, comme si on vivait dans une vaste termitière. On connaît les quartiers autour de ces points nodales, mais on ne fait pas nécessairement tous les liens entre tous ces endroits. Un peu ce qu'illustre si bien les chroniques Métro roulette.
Pour l'automobiliste, c'est presque le contraire, on connaît tous les trajets, et ce qui se trouve sur ces trajectoires, mais des grands pans de la ville nous sont inconnus. Comme un grand gruyère plein de trous. Dans tous les cas, notre image mentale de la ville est toujours tributaire de notre mode de préhension. Et chacun de ces modes a son propre réseau de trajets, et sa propre échelle.
Arpenter la ville en vélo, pour moi, c'est de relier tout ça. C'est de redessiner toutes ces images mentales que j'avais de la ville, remplir les trous, redessiner les trajets, réécrire la ville. C'est de sentir physiquement les distances, de comprendre les rapports entre les différents quartiers, leurs voisinages ou leurs cloisonnements, selon le cas. C'est une connaissance, comment dire, plus organique de la ville. Et à la préhension physique, géographique, se superpose l'épaisseur du temps, l'histoire. Cette rue Des Carrières par exemple, de par son simple nom nous rappelle l'époque où ce secteur de la ville exploitait des carrières. Une époque où la rue Des Carrières était 'en dehors' de la ville. Et la présence imposante de l'incinérateur de la Ville de Montréal, lui aussi témoin d'une autre époque.
Au sujet de l'art de se perdre : A field guide to getting lost par Rebecca Solnit. (Elle a aussi écrit en français L'art de marcher.) Tout à la fois essai autobiographique, essai philosophique, et histoire de l'art et de la culture. Un traité sur l'art de découvrir ce qu'il y a de l'autre côté du familier et du connu.

Crédit photographique : Incinérateur du nord, à l'arrière des écuries, au 1500 rue des Carrières, 1930. VM94,Z90-3. Source : Archives de la Ville de Montréal sur Flickr.
1 commentaire:
Ce passage urbain m'avait inspiré un billet et surtout, fait penser aux toiles d'Antoine Claes.
Superbe texte, Suzanne!
Ces passages presque secrets que la ville peut nous offrir lorsqu'on se déplace en vélo, sont autant de cadeaux précieux que de havres de paix.
Contre jour sur piste
Enregistrer un commentaire